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LA QUERELLE MUSICALE DANS NOS ÉGLISES

Ou : Pourquoi autant de bruit autour de la musique ?

    Ruth Labeth

2e édition

Remarques préalables

Discourir sur la musique, c’est comme marcher sur un terrain miné. Plutôt que de rédiger un article sur la musique, j’aurais certainement préféré suivre le conseil du professeur Paul Hindemith qui, s’adressant à un musicien, s’exclama : « Artiste tu dois créer, non parler ! » Et puis, y a-t-il vraiment quelque chose encore à dire sur la musique ?

Depuis ces 30 dernières années, la littérature traitant de la musique d’église n’a cessé d’abonder1. Malheureusement je n’ai eu ni le temps, ni la patience, ni les écus pour tout consulter, et il vous faudra supporter, cher lecteur, mes énormes lacunes bibliographiques. Si on a beaucoup écrit, beaucoup argumenté sur le sujet, la tendance est souvent à la polémique plutôt qu’à une réflexion constructive et englobante de la musique et du phénomène musical. Dans les églises, par exemple, la plupart des débats tournent sur l’acceptabilité ou non de certaines formes d’expression musicale, ou artistique : l’accompagnement instrumental des cantiques, le droit de cité dans nos sanctuaires de styles de musiques plus ‘jeunes’, ou la possibilité d’évangéliser par la musique (comédies musicales ou concerts), etc. Il semble que la pratique prime sur la réflexion, ou, pour paraphraser le titre d’un article, l’urgence éthique sur la patience théologique. Tous les enjeux immédiats, toutes les questions pratiques que le chrétien est en droit de se poser, doivent procéder d’une réflexion, qu’elle soit théologique, sociologique, ou philosophique. Nous ne pouvons pas toujours nous laisser guider par notre goût personnel, par nos sens, même si l’intuition peut s’avérer juste. Il nous faut prendre le temps de la réflexion sur le vécu, nous imposer le recul de la réflexion, et demander à Dieu de nous éclairer sur sa volonté dans le domaine de la musique. Puisse cet article être lu comme un acquiescement à l’exhortation de l’apôtre Paul : “Ne vous conformez pas au schéma de ce siècle, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait.” (Rm 12.2).

Pour une vraie prise en compte des débats

La question de la musique parmi les chrétiens est plus que jamais d’actualité. Nous sommes tous témoins des changements qui s’opèrent au niveau de nos traditions liturgiques, et plus spécialement au niveau de la musique dite chrétienne. Il suffit de se mettre à l’écoute des radios ‘chrétiennes’, ou de se brancher sur le Web, pour se faire une idée assez précise de l’évolution du ‘son’ dans le monde francophone de la musique chrétienne2. Et lorsque ces musiques au label Tendance Nouvelle sont importées dans les églises, elles provoquent alors consternation, indignation et… division ! C’est que tout un chacun a son mot à dire sur la question3 : certains l’aiment show, d’autres hard, et quelques-uns l’aiment encore cuisinée à l’ancienne.

Je ne crois pas qu’il existe une seule association d’églises qui n’ait eu son colloque ou séminaire sur la musique, une seule revue théologique qui n’ait écrit un ‘papier’ sur la question. Cet intérêt grandissant pour la musique, et, plus spécialement, à propos de son rôle dans l’église, peut s’expliquer, à mon sens, par une triple influence. Il y a d’abord l’influence du Mouvement Charismatique.4 Ces vingt dernières années, il a été marqué par une redécouverte des pratiques musicales en usage dans le culte de l’AT. Cette démarche historique a permis au Mouvement Charismatique d’apporter une justification aux éléments artistiques et musicaux utilisés lors de ses fameuses ‘Réunions ou Heures de louange’, telles les danses sacrées, ou l’utilisation de tambourins et de foulards multicolores. La pensée post-moderne (deuxième influence) modifie considérablement notre approche de la musique. L’ambition post-moderne est de faire de la musique un produit populaire : on la joue et on l’entend partout et à toute heure. Certains vont jusqu’à parler d’impérialisme du sonore. Elle est aussi utilisée comme un conduit philosophique pour faire la propagande d’une tolérance, pluraliste et relativiste, avec pour double objectif d’homogénéiser nos goûts esthétiques et de construire cette totale harmonie planétaire dont rêve le mouvement du Nouvel-Age : une musique de solidarité et de réconciliation entre classes sociales, générations et peuples. Citée en dernier, mais non la moindre, l’influence de la Technologie. Elle permet à ceux qui n’ont pas eu accès à une formation musicale classique d’accéder à la composition musicale par le truchement de claviers électroniques Hi-Tech. Il y a aujourd’hui sur le marché musical une prolifération d’œuvres d’amateurs dont le goût esthétique laisse parfois à désirer5. Grâce à l’Internet et à la technologie du graveur nous assistons à une circulation plus rapide des innovations musicales d’artistes chrétiens et à un accès plus aisé à des styles musicaux de traditions liturgiques fort divers. Un des effets immédiats de cette ouverture est la confrontation de notre esthétique liturgique avec des musiques que, jusqu’à une date récente, nous jugions par conviction doctrinale comme impropres à nos lieux de culte. On ne s’y était pas préparé et ce fut le choc hymnologique des années 70 avec l’apparition d’un nouveau répertoire de chants style JEM6. De plus en plus la tendance est à une uniformisation au détriment de la spécificité culturelle.7 Que vous alliez en Amérique du Sud ou en Amérique du Nord, dans les Caraïbes ou en Europe, ce sont les mêmes notes de louange que vous entendrez, c’est la même expérience d’extase musicale que vous vivrez. Serions-nous en train d’assister à un œcuménisme musical ?

Toutes ces influences ont, à mon sens, accéléré et intensifié le processus du choc des générations et donné naissance à ce que les anglo-saxons communément appellent The Worship War8. Pour mieux cerner les enjeux de cette guerre qui divise le peuple de Dieu et mine les églises, il est de notre responsabilité éthique de chercher les raisons de cette querelle musicale9 pour savoir comment faire pour bien faire. Je me suis tout d’abord intéressée au monde dans lequel nous vivons. Bien que nous ne soyons pas du monde, nous ne pouvons ignorer ses continuelles tentatives de violation de notre conscience. J’ai bien peur, cependant, que les chrétiens d’aujourd’hui ne soient plus armés pour faire face à cette pression extérieure, pour dire NON au diabolus in musica sacra. Je vous propose, dans un premier temps, de visiter le fait musical dans la pensée contemporaine (Partie A), puis, dans une deuxième partie, d’en examiner les incidences sur l’église dans son rapport à la musique (Partie B). J’essayerai en guise de conclusion d’apporter quelques principes bibliques pour un bon usage de la musique.

A. Le phénomène musical dans le monde actuel

De ce phénomène musical10 j’aimerais décrire quatre aspects qui, à mon sens, ont marqué ces trente dernières années et mettent en lumière les tenants et aboutissants de cette nouvelle approche de la musique du siècle présent.

1. La dictature de la musique

Nous l’avons déjà dit, la musique est partout, et on pourrait même parler de virus musical (cherche antivirus). Nous vivons dans un univers sonore que bien souvent on nous impose au quotidien (cf. la sonorisation des lieux publics). Ainsi, “la musique est un phénomène massivement présent, au minimum un accompagnement quotidien.”11 De plus en plus d’individus ont recours à un fond sonore pour travailler, comme si le silence était incompatible avec le travail et la réflexion. On pourrait se demander si cette musique qui nous enveloppe et nous envahit, qu’on consomme parce qu’elle est là, mais sans qu’il y ait une véritable écoute ou participation de notre part, est encore de la musique. La musique est aussi omniprésente par la technologie de pointe (baladeurs cassettes ou CD, mini radios, téléphones mobiles, ghetto-blaster) et par les médias (films, vidéo-clips, les chaînes de TV à dominante musicale). Je crois que la politique culturelle de ces dernières années a tenu un rôle important dans ce paysage sonore. Surtout à partir de 1975, il y a eu une volonté de développer la pratique amateur collective, de populariser la diffusion musicale (le développement des salles de concert à l’intérieur et à l’extérieur de la couronne, la Cité de la Musique de la Villette, les interventions dans les quartiers défavorisés, les prisons et les hôpitaux, la création du Centre d’Information du Rock), pour démocratiser la grande musique12, mais aussi pour apprivoiser les musiques d’autres horizons. On a l’impression que cette uniformité du paysage sonore est une intimidation consciente, voulue, une pression supplémentaire pour que nous puissions nous conformer aux goûts d’un groupe d’individus. Serions-nous alors victimes de manipulation psychologique ? Cette effervescence a atteint les jeunes, et, en dépit des différences sociales et culturelles, le seul fait qui soit commun à tous les jeunes c’est la musique. C’est un constat qui a été fait lors d’une enquête récente auprès des lycéens par l’INRP ; c’est aussi ce que démontre une enquête du Ministère de la Culture : La musique est l’activité préférée des jeunes (je crois que Jack Lang lui a donné un grand coup de pouce avec la canonisation du ‘Saint Musique’, en 1982, 21 juin : Fête de la Musique).

2. La communion sociale de la musique

La musique des temps modernes est beaucoup plus qu’une musique, beaucoup plus que du son ; “elle est une stratégie de reconnaissance collective”, une sorte de communion fraternelle. Depuis une trentaine d’années (1970), la musique est devenue un point de référence majeure dans le monde. On se rallie autour de la musique. Comme si la musique avait en elle-même le pouvoir de réunir, de donner un sentiment d’appartenance à un groupe, à une communauté, à une fraternité. « Dans une époque où l’on constate une baisse de la volonté collective, les musiques envahissent l’univers quotidien des jeunes pour lesquels elles représentent de plus en plus une forme de ciment social et culturel, voire ethnique et géographique. »13 A en croire les témoignages de chanteurs de rap ou de ravers, la musique est devenue un facteur d’intégration pour tous les laissés-pour-compte, pour ceux qui n’ont pas droit au chapitre, ni dans la politique, ni sur le marché du travail, ni dans les hauts-lieux de l’éducation : « Le Rap c’est une manière de trouver ta voie, d’évoluer, de devenir quelqu’un de respecté, d’aimé. Pour moi, c’est ma vie, des projets, un plaisir unique, de la reconnaissance… » (Mamadou) ; « Avec le Rap, je trouve tout ce qui manquait dans la vie : le respect des gens, des ambitions, l’envie de bosser, de se défoncer pour quelque chose qui en vaut la peine, vivre des bonnes expériences avec ses potes, sa famille… » (Olivier). Il existe tout un rituel de ces musiques jeunes (langage, look, comportements) qui renforce ces liens communautaires. La musique est plus que l’idole des jeunes, elle est une religion, avec ses rites cultuels, ses dieux, ses hymnes et sa vision du monde. Je me pose la question de savoir si l’expérience musicale n’est pas une autre manière d’appréhender la vie, de re-créer un autre monde, un monde moins rationnel et plus sensationnel, un monde aux senteurs de l’ecstasy et aux sonorités du djimbé.

3. L’extase thérapeutique de la musique

Le monde des adultes est décevant et desséchant, et la jeune génération, à défaut de s’y résigner, cherche à s’en évader. Elle cherche à se libérer des contingences, des tensions familiales, des réalités (ou devrions-nous dire échecs…) scolaires, des conventions sociales. Face à ce désenchantement, la musique est l’enchantement qui donne un sens à la vie de tous ces jeunes, et qui leur permet de se sentir vivre. La génération postmoderne veut sentir, vibrer, être émue, retrouver l’ivresse des sens, la frénésie de la jouissance. Cette vibration ‘survoltée’, recherchée à travers la musique, a un prix, celui de la déstructuration de l’individu. Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs, elle peut perturber et agresser. Dans ces grands rassemblements de défoulement, dans ces raves de foules en délire14, l’individu ne contrôle plus rien : sa volonté, ses sentiments, ses actes sont sous la dépendance ‘des potes’, sous l’hypnose du ‘son’, comme en témoignent ces quelques lignes du docteur Nghiem Minh Dung à propos des concerts de musique rock : « Il s’agit de faire participer chacun à l’agitation collective, en demandant à l’auditoire de battre des mains, de pousser ensemble des cris, de répéter en chœur des phrases simples, etc. C’est une véritable manipulation de la foule sympathisante avec ses slogans et sa gesticulation ; de cette façon chacun communique son émotion à tous et réciproquement tous les leurs à chacun, si bien que les auditeurs, en véritables manifestants, se mettent à vibrer émotionnellement ‘en phase’, et que l’émotion collective et les émotions individuelles croissent par paliers, par une sorte de phénomène de résonance psychologique, jusqu’à l’explosion finale, du moins si on a affaire à un chanteur-agitateur de talent. »15

4. La musique, conduit philosophique

La musique n’est pas neutre. Elle a un pouvoir que nos politiques ont su (intuitivement ou avec l’expérience du passé) mettre à profit. Il est prouvé que, de tous les arts, la musique est le plus apte à transmettre un savoir16. Le savoir que nos politiques désirent nous inculquer est celui de la tolérance pluraliste et relativiste. La fête de la musique organisée tous les ans a largement contribué à nous injecter une forte dose de musiques aux couleurs esthétiques les plus diverses et étranges. En surplus, on nous force à croire que le civilisé est celui qui sait apprécier, accepter, aimer et même aduler ce qui vient d’ailleurs, et cela au détriment de nos propres références, qu’elles soient d’ordre moral ou esthétique. Aujourd’hui, la légitimation de ce qui n’était pas de l’art, de ce qui n’était pas éthique, est un fait bien établi parmi nos contemporains. On parle alors de ‘relativisme’, ‘égalitarisme’, ‘pluralisme’, ‘mondialisme’. Face à une telle volte-face, il y a les courageux qui osent protester. Les politiques s’insurgent alors contre l’adversaire, le traitant de ‘rétrograde’, d’’intolérant’, de ‘raciste anti-jeune’, et parfois même de ‘raciste’ tout court. On a recours aux arguments les plus convaincants : les médias. La diffusion d’émissions télévisées (pour ne citer qu’un exemple) telles que ‘C’est mon choix’, ‘Ça doit se savoir’, ‘Ça se discute’, ‘Miss gras’… sont autant d’outils au service des politiques pour un endoctrinement de masse. Le laid ou l’horrible est glorifié, le bruit passe pour du son, la violence pour du défoulement, et le désordre passe pour être un nouvel ordre. Même le non-chrétien reconnaît que les hommes se vantant d’être sages sont devenus fous (Rm 1.22) : « Le ‘monde fou’ c’est le nôtre, celui que nous avons créé et dans lequel, tant bien que mal, nous vivons. Monde de la violence et de l’exclusion, des sectes et des intégrismes, de la confusion des valeurs et de la surenchère médiatique, du libéralisme sans frein et de l’infantilisme, avec, pour seule perspective, la fuite en avant. »17

B. Le phénomène musical dans l’église

Dans la réflexion qui suit, nous avons rassemblé des documents à titre d’exemple du devenir actuel de la musique au sein des églises (si on peut encore parler d’églises !). Nous verrons de quelle manière, à l’image du monde, la musique est aussi, dans l’église, subversive (1), extatique (2), et politisée (3).

1. De la musique avant toute chose

De plus en plus, quel que soit le rassemblement de chrétiens, la musique occupe la première place : aucune convention, aucune campagne d’évangélisation, aucun festival, aucune réunion missionnaire, aucun culte d’adoration ne se fait sans l’usage d’une musique fortement présente et vibrante. Ce qui fera dire à Tricia Tillin dans son article, ‘Sound of Music’ (Le Son de la Musique) : “On a recours à une nouvelle musique puissante pour captiver le cœur des hommes.” Ce n’est plus la prédication de la Parole de Dieu qui captive le chrétien, mais la musique ; ce n’est plus Dieu qui est au centre de l’adoration, mais la musique. La musique est devenue l’idole des chrétiens. Dans l’article précédemment cité, Tillin met en garde les chrétiens contre les soi-disant prophètes du ‘Nouveau Christianisme’ influencés par les représentations idéologiques du ‘Nouvel-Age’. Elle cite entre autres un texte du pasteur-prophète de l’église ‘Morning Star Fellowship Church’ :

« La musique représentera un autre grand champ de bataille au cours des années 90. A beaucoup d’égards, les années 90 reproduiront le cycle des années 60, avec encore plus d’intensité. De même que la musique des Beatles et d’autres groupes a agi d’une manière prophétique, et a indiqué la direction des grands bouleversements sociaux de l’époque, ainsi la musique va de nouveau jouer un rôle majeur dans le climat spirituel de l’actuelle décennie. […] Le Seigneur est en train de lever une armée de guerriers musicaux. Ils seront utilisés comme une artillerie spirituelle pour bombarder certaines des forteresses les plus puissantes de l’ennemi, comme le racisme, la drogue, la pornographie et le spiritisme. Le Seigneur accordera Son onction à des chants qui attaqueront ces forteresses. Leurs paroles commenceront même à devenir populaires dans toute la société. […] Cette musique implantera dans leurs cœurs des Semences de l’Evangile, sans jamais mentionner le Nom du Seigneur, et sans même que les gens associent cette musique à la religion. […] Beaucoup d’églises se trouvent dans une ornière musicale. Cela ne fait que refléter l’ornière spirituelle dans laquelle elles sont enlisées18. Mais elles vont bientôt sortir de cette ornière. Nous allons bientôt assister à la naissance d’une nouvelle musique de louange, avec des sons complètement nouveaux… De même que la musique populaire du monde trouve son origine en Enfer19, car ses auteurs affirment l’avoir reçue des puissances spirituelles mauvaises, de même, le Seigneur Se prépare à révéler à Son Eglise la musique qu’Il aime, et qui trouve son origine dans le Ciel. Beaucoup de ces ménestrels du Seigneur se verront transportés dans les cieux, pour entendre la musique céleste. D’autres vont recevoir cette musique céleste dans des songes et des visions. La puissance de cette musique céleste produira un impact radical. Elle illuminera la vie quotidienne des chrétiens et leur insufflera un véritable esprit de louange et d’adoration du Seigneur. Cette musique attirera aussi des multitudes de païens à la foi.20 »

De tels écrits nous plongent dans une profonde inquiétude. Malheureusement ils sont des centaines à promouvoir cette nouvelle musique de louange, à l’image de Chris Brain21, pasteur d’une église anglicane en Angleterre qui, lors de ses cultes, utilise en exclusivité une musique surnaturelle, afin de “célébrer la présence de Dieu dans la culture… et de célébrer la relation merveilleuse de la chair et de l’esprit semblable à la manière dont Dieu était en Jésus”. Tillin nous donne un aperçu du culte dans cette église : « Au cours des ‘cultes’ organisés dans son ‘église’, il a utilisé la musique pour inculquer ses croyances étranges aux milliers de membres de son groupe. Les visiteurs sont accueillis par une véritable ‘muraille de sons’, des flashs discos et des images projetées sur des écrans tout autour de la salle. Ils utilisent des ‘Big Mac’ en guise de pain pour la Cène, et font retentir à fond la musique des Pink Floyd et des Beatles. Leurs brochures proclament que “cet endroit est consacré au rythme, à la méditation, à la danse et à la lumière, pour que les gens puissent retrouver le contact avec Dieu et transformer leur vision du monde”. Tout en transformant leur vision, la musique leur permet aussi de libérer toutes leurs inhibitions. Il en résulte un scandale national22. »

Heureusement qu’il existe encore des chrétiens prêts à crier à l’imposture, et à défendre la Vérité. Je pense à nos frères de l’ancienne église souterraine de Russie qui, en 1992, dénonçaient l’importation de cette nouvelle forme de musique, qui attire bien des gens dans les églises, mais ne les conduit pas à vivre dans la sanctification23.

Dans les églises chrétiennes, comme dans le monde, on utilise la musique pour parvenir à une conscience transformée, à un état d’ivresse hédoniste. On substitue aux grâces de l’Esprit de Dieu la musique, et on nous fait croire que la puissance dont le chrétien a besoin est dans les décibels et le beat. « Cette sensation de bonheur – voilà ce qui compte en notre époque hédoniste. Non pas la vérité, ni la connaissance spirituelle, mais l’agréable sensation de l’ivresse, le fait de se ‘sentir bien’ dans une société de ‘bien-être’. »24

2. De l’ivresse avant toute chose

Parce que la musique est avant tout du domaine du sentir plutôt que du domaine du cérébral, parce qu’avant d’appréhender les choses par des concepts, ou même un savoir-faire, l’artiste musicien nous livre des états d’âme, nous sommes alors sollicités au plus profond de notre conscience psychique par ces formes dramatiques de l’émotion que vocalise si bien la musique. La musique touche, elle excite les émotions. Cependant, à juste titre, Olivier Calame nous met en garde contre le mauvais usage de cette fonction émotionnelle : « Cette dimension peut être pervertie et être considérée non plus comme un moyen, mais comme un but en soi. La musique se trouve alors au service de l’idéologie de l’émotion, et est vécue comme un tout englobant hors duquel plus rien n’existe et face auquel tout esprit critique disparaît au profit d’un ‘happening’25 immédiat et souvent fusionnel26. »27 D’autres chrétiens sont encore plus sévères dans leur analyse de ce qui se passe dans certains cultes évangéliques. Benedikt Peters, qui, avant sa conversion, avait vécu en Inde en compagnie d’hindous et de musulmans, a écrit le texte suivant à propos des événements dont parle Apocalypse 19.1-5 : « On nous donne les raisons qui font jubiler le ciel : à trois reprises, nous lisons ‘parce que’. Cela nous montre que l’adoration est toujours justifiée. Elle naît de la connaissance de l’être, des voies et des œuvres de Dieu. Cela est très important à une époque où un nombre croissant de chrétiens ont des conceptions païennes de l’adoration : ils pensent que celle-ci consiste en une sorte d’exaltation des sens que l’on atteint au moyen de stimulants physiques tels que la musique, le battement des mains, la danse etc., qui créent une certaine ambiance. C’est du paganisme pur et simple. C’est ainsi que les hindous ou les derviches musulmans servent leurs dieux. L’exhortation à l’adoration ne vient cependant pas d’une ambiance ni de sentiments, mais elle vient de Dieu même : “Tu seras dans la grande assemblée l’objet de mes louanges.” (Ps 22.26) ».28 Même les catholiques sont touchés par cette polémique. Un groupe de céciliens29 américains mettent en garde contre « la réintroduction de la dimension extatique et physique de la musique dans une tradition qui lui avait fermement résisté depuis l’époque des Pères de l’Eglise ».30

Au vu des formes de culte d’adoration qui se développent de nos jours et qui exaltent l’émotion31, il est assurément urgent de rappeler à ceux qui auraient tendance à l’oublier que si « le sacré naît bien sur un terrain affectif », comme le souligne J.J.Wunenburger dans son ouvrage consacré au sacré, « tout ébranlement affectif ne conduit pas au sacré ».32 Plus loin il explique : « Quelle que soit sa configuration émotionnelle, le numineux33 ne demeure cependant jamais au rang d’un état affectif immédiat, mais se transforme vraiment en sacré par l’adjonction d’une représentation intellectuelle. R.Otto associe à la catégorie émotionnelle une catégorie cognitive, qui induit précisément un champ d’images et de concepts convertissant le vécu instable en forme stable.”34 Dans le christianisme d’aujourd’hui, « l’expérience émotionnelle se veut refondation de la foi chrétienne. »35 Qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions ! Nous ne disons pas NON à l’émotion dans le culte. Cependant nous croyons que nos sensations doivent émerger à la conscience36, si elles doivent édifier notre personnalité. Ou plus élégamment dit : « la fécondité de l’ébranlement émotionnel naît toujours de son articulation à la parole ».3738

La Parole de Dieu nous appelle, en ces temps d’apostasie, à rester sobres physiquement et spirituellement (Eph 5.17-19 ; 2Tm 4.5), à rester vigilants (1Th 5.6 ; 1P 1.13ss), à faire mourir les passions de la chair (Col 3.5-7), et même à nous éloigner des hommes qui tiennent la vérité captive (2Tm 3.1-6). Dieu nous appelle à revêtir “l’homme nouveau, qui se renouvelle, dans la connaissance, selon l’image de celui qui l’a créé” (Col 3.10).

Je crois que pour ce 21e siècle il nous faut craindre le pire, à savoir une régression de la personnalité vers un état primaire39 par l’utilisation d’une musique qui tire vers le bas, vers la trivialité et l’animalité, et qui encourage les appétits de la chair. Rappelons-nous que bien que nous soyons nés de nouveau, et qu’un des effets de cette régénération soit la crucifixion de la chair et du monde (Ga 5.24 ; 6.14), la rédemption totale de notre corps est encore à venir (1 Co 15.54). Ne laissons pas la chair dicter notre conduite !

3. De la tolérance avant toute chose

En ce début du 21e siècle, face à la diversité des styles de musique, des traditions liturgiques et culturelles, la tendance n’est plus à l’affrontement40, mais plutôt à une tolérance qui prône l’amour et l’accueil des chrétiens dans leur diversité colorée.

Un exemple d’ouverture œcuménique au niveau de la musique d’église est la production du recueil ‘Arc en Ciel’ où on trouve des chants d’horizons ecclésiastiques et culturels très divers, ainsi que le recueil ‘Cantate Domino’. Ces répertoires, sans distinction d’origine confessionnelle, servent à établir par la musique des passerelles entre les individus de confessions différentes. Comme le souligne Bernard Reymond : « Leur réalisation (des recueils œcuméniques) n’est possible qu’à la condition que chacune des deux confessions intéressées renonce à y introduire des textes ou des mélodies susceptibles de blesser la sensibilité de l’autre confession : les catholiques doivent renoncer à tout cantique marial et les protestants à ceux qui, comme celui de Luther, sont trop chargés d’histoire polémique. »41

Un autre exemple est celui de la troupe “Impact International” qui utilise l’héritage tribal africain pour introduire de nouvelles formes de louange en Occident. Régulièrement, des tournées sont organisées pour promouvoir le son des tambours revêtus de peaux de chèvres et le rythme ‘endiablé’ des danseurs aux cheveux tressés et aux vêtements bigarrés brandissant de courtes épées. Alex Mukulu, directeur de la troupe, a déclaré lors d’une tournée aux Etats-Unis : « Les tambours sont utilisés dans l’héritage africain pour envoyer des messages. Ils sont comparables aux cloches, dans les églises occidentales, qui appellent les fidèles à la prière. Ce sont des tambours de louange, des tambours d’adoration. » (Rapporté par la revue ‘Christianity Today’, 1995).

A en croire les défenseurs d’une telle tolérance, agir avec discernement et prudence c’est travailler à la destruction de l’Eglise : « Dieu peut révéler quelque chose de Lui-même au travers de nombreux styles musicaux, qu’il s’agisse de Mozart ou des Beatles… Il est essentiel de tolérer différentes approches. Malheureusement, nous sommes habitués à mépriser les formes de louange qui ne nous sont pas familières. Une telle attitude peut être mortelle pour l’Eglise. On peut, et l’on doit, exprimer des préférences. Mais nous devons bannir l’esprit de jugement.”

Dan Lucarini42 nous met en garde contre cet esprit de tolérance. Dans son ouvrage sur la musique Rock il écrit : « Dans cette nouvelle Eglise de la Tolérance, il est plus important d’accepter des comportements et des désirs mondains que d’exercer le discernement spirituel. On n’a simplement pas le droit de remettre en question les préférences personnelles d’un frère. ‘Dieu t’accepte où que tu sois, quoi que tu fasses.’ […] Voilà le grand mensonge. »43

Dieu nous appelle non à la tolérance doctrinale, mais à la fermeté ; non à être ouverts à tout vent de doctrine, mais à être de ceux qui jugent de tout. Notre adoration doit être basée non sur des opinions, mais sur la Vérité. (cf. Jn 4.24)

En guise de conclusion

En dépit de la sensation désagréable de n’avoir pas tout dit, je voudrais conclure par quelques mesures urgentes à prendre pour limiter les dérives musicales au sein de nos églises, et pour maintenir un culte vivant, saint et surtout agréable à Dieu.

    1. Il faut rééduquer notre jeunesse, lui redonner la connaissance à laquelle elle a droit : celle de l’existence du bien et du mal, celle des valeurs morales, celle de Dieu. Si nous voulons que nos jeunes (et moins jeunes) fassent de la musique un bon usage, il faut les aider à penser sainement.
    2. Il faut rétablir la personne dans sa conscience humaine pour qu’elle soit capable de penser toute seule, de pouvoir résister aux manipulations et de refuser tout comportement avilissant, toute régression vers des strates archaïques de la personnalité.44
    3. Il faut oser offrir au peuple de Dieu le vrai Evangile qui seul pourra, encore une fois, accomplir ce miracle de la transformation, de la conversion, de la liberté. Il faut prêcher cette Bonne Nouvelle qui permet à l’homme de passer de l’état naturel à l’état spirituel, de l’état d’esclave de ses passions à l’état d’homme libre.

Pourquoi tant de bruit autour de la musique ? Parce qu’on n’en fait pas assez autour du texte de Romains 12 vv.1-2. L’apôtre Paul nous invite premièrement à offrir non pas un culte d’extase ou d’irrationalité, mais raisonnable, c’est-à-dire contrôlé par la raison ; et, deuxièmement, à user de notre intelligence, une intelligence transformée dans la connaissance du Christ par l’Esprit, afin de discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait. Puissions-nous, contrairement au temps du prophète Jérémie, ne pas persister dans la tromperie et accepter de revenir ! (Jr 8.5)

Ruth Labeth

(Professeur de musique et d’hébreu au séminaire baptiste de Toronto)

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